
On n’en finit jamais avec ce qui est enfoui en soi. C’est ce que semblent exprimer les peintures de Guillemette Schlumberger. Bribes de souvenirs, réminiscences de bonheur, frôlements d’angoisse, aspiration à l’insouciance, voilà le genre de choses qui mettent en mouvement cette artiste et qui la poussent à peindre. Elle sait se dégager de ce qu’il y a de circonstanciel dans sa propre vie. Elle ne nous accable pas de références autobiographiques. Elle cherche à aller à l’essentiel de ses émotions, pour partager avec les autres ce qui est important, ce qui est universel.
Le monde est étrange, complexe, inconnaissable. Il est difficile de s’y retrouver. Ce qui est en nous n’est guère plus explicite. Mais Guillemette Schlumberger nous fait éprouver à quel point la joie et la douleur donnent un sens à tout le reste. Ses peintures sont comme des parcelles de pensées jaillissantes, des instantanés d’états d’âme, des émotions prises à la source.
Il faut bien dire que beaucoup de choses décisives, pour cette artiste comme pour la plupart d’entre nous, s’enracinent dans l’enfance. Peut-être pas l’enfance au sens chronologique, mais celle de nos fantasmes, celle qui est toujours présente et active en nous. Le souvenir confus de ce que nous avons vécu s’enlace avec ce que nous sommes en train de vivre. L’oeuvre de Guillemette Schlumberger, comme l’existence elle-même, est traversée par des leitmotivs qui reviennent, obsessionnels, d’une peinture à l’autre.
Ce qui me frappe tout d’abord, ce sont ces sortes de maisons de poupée qui ne quittent pas le personnage féminin omniprésent. Tantôt, la maison remplace la tête de cette femme ou lui sert de masque. Tantôt, c’est seulement un jouet qu’elle trimballe ou qu’elle serre sur son coeur. On comprend que chez cette artiste, habiter et être se confondent. La maison est l’espace où s’épanouit l’enfance. Mais ce peut être aussi le lieu d’un insidieux enfermement. Ces idées sont exprimées de façon si allusive qu’on ne sait jamais ce qu’il convient d’en penser exactement.
Deux types d’interprétation sont intriqués, la positive et la négative.
On assiste à une ambiguïté comparable avec ces végétations (racines tressées, feuillages touffus, etc.) qui semblent prolonger l’intériorité de ses protagonistes. La circulation des humeurs y est confuse et labyrinthique. Cela rappelle les entrelacs, chers à l’iconographie médiévale. On est en même temps captifs et captivés.
Un trouble du même ordre est produit par ces ombres rouges que jettent les personnages féminins, fusionnant parfois entre elles en flaques écarlates. On devine qu’il est question de ces traumatismes qui jettent sur nos vies leur ombre douloureuse. Mais, en même temps, ces couleurs sont gaies, elles expriment la vie, peut-être même la passion. On a du mal à en décider. Comme les noeuds de l’intime, les thèmes récurrents de cette artiste ne sont pas solubles dans l’explication.
Par contre, ce qui n’est nullement ambigu chez Guillemette Schlumberger, c’est son aspiration à l’état de liberté. On a l’impression que cet état se définit d’abord par sa saveur, celle d’une simplicité inattendue. Ce serait, en quelque sorte, ce dont on pourrait dire : « il suffisait d’y penser ». Il y a des phases de la vie où tout est complexe et disparate, mais la félicité, pour elle, c’est aussi naturel que de courir nue sur ces plages du Brésil où elle a vécu plusieurs années.
À cet égard, il faut voir que le corps revêt une grande importance chez ce peintre. Nombre de ses compositions sont construites autour d’un nu féminin. Être nu, être heureux, c’est s’affranchir des contraintes sociales, c’est rendre à toute la surface de notre corps sa vocation d’interface sensible avec le monde, c’est accepter la jouissance en même temps que la vulnérabilité. Le paradis, perdu ou retrouvé, est le lieu d’une délivrance.
Guillemette Schlumberger ne se contente pas de s’exprimer sur les sujets qui lui tiennent à coeur. Elle fait aussi, et même surtout, de la peinture. C’est pourquoi elle porte une attention soutenue à la qualité formelle de ses travaux. Formée dans l’atelier de Leonardo Cremonini, on peut dire qu’elle a une exigence congénitale pour la beauté des matières. Cela ne signifie pas qu’elle recherche des effets de matières tonitruants. Au contraire, elle est hostile à tout ce qui peut paraître démonstratif, facile et, en fin de compte, vulgaire. Sa picturalité est comme une musique de chambre qui n’aurait besoin ni des cuivres ni des grosses caisses, mais seulement d’un quatuor à cordes, avec tout ce que cela signifie de tension, d’élégance et de cruauté contenue.
Ses grandes pièces conjuguent généralement une base à la tempera, avec des interventions successives à l’huile. Comme les tissages nobles où plusieurs genres de fils s’entrecroisent, les diverses couches forment une texture vibrante qui apporte un lyrisme subtil.
Ses aquarelles brillent, quant à elles, par leur spontanéité et leur économie de moyens. L’artiste a médité les travaux sur papier de Louise Bourgeois, de Sam Szafran et de David Hockney. Excellant dans le fa presto jeté avec justesse, elle trouve la note de sincérité qui fait mouche. Elle joue avec la fluidité de la peinture à l’eau, avec son côté insaisissable, spontané, plein de transparence et de respiration.
Les productions de cette artiste s’inscrivent dans le contexte actuel de renouveau du dessin et de l’aquarelle. En effet, ces formes de figuration connaissent un regain de ferveur en raison de leur simplicité apparente qui est, bien sûr, tout sauf du simplisme. Après une période où la peinture était souvent alourdie de matières et lestée de conceptualisation, ce domaine est le terrain d’un intéressant foisonnement, tout en modestie et en légèreté. Guillemette Schlumberger y a toute sa place.
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Pierre LAMALATTIE, novembre 2014.